mercredi 30 décembre 2015

Ce qui a tout changé.

Rakim.
 Je n'ai pas écrit son nom depuis maintenant six ans. C'est assez drôle quand j'y pense car il fut un temps où je ne pouvais m'empêcher d'en parler, d'écrire à propos de lui, de dessiner des miliers de scènes de ce que serait notre vie future. Celle que je désirais intimement et celle que je prétendais vouloir. 
Nous n'avons pas grandi de la même façon. Au moment où nous nous sommes rencontrés, ma haine pour mon père avait atteint son paroxysime. Si bien que j'avais planifié une vengeance ambitieuse pour lui faire payer plus d'une décennie d'abus. C'était devenu mon obsession. Je ne ressentais plus la présence de Dieu dans mes rêves, ou autour de moi, malgré le fait que j'essayais d'apprendre le religion. Je me suis lancée dans la lecture du Coran, en espérant que cela L'inciterait à revenir vers moi. Rien n'y faisait. Alors j'oscillais entre le désir de vouloir Lui plaire et L'honorer et le désir de Le nier en abandonnant tout principe, en suscitant sa colère habituelle par la main de mon père, en me noyant dans le péché. J'ai fini par ne plus croire en Lui. 

J'avais pris l'habitude de jouer à ce jeu sordide, je m'inscrivais sur des sites de rencontre de tout âge, je créais un faux profil et je faisais la conversation à des hommes, parfois des femmes en m'inventant une vie. Je passais beaucoup de temps sur Google pour pouvoir corroborer mes propos. C'est ainsi que j'ai découvert des mots de grands comme CAC40, politologue, créancier. 

Rakim, lui, venait de perdre son père. Je crois que c'est ça qui m'a dès le début interpellée. Car tout à coup je me suis rendu compte, les pères peuvent mourir. Ils peuvent juste cesser d'exister, du jour au lendemain, alors que rien ne le présageait. 
- Tu as bien de la chance ou plus probablement "Ta bi1 2 la chanss".
Sans comprendre à quel point cela pouvait être irrespectueux, je lui avais balancé ça comme ça, au bout de deux jours d'échange d'émoticones pailletés, au gré de l'invention de mon personnage. J'étais censée être plus agée, bien plus agée. Alors bien évidemment, je me suis faite insulter, bloquer et puis ça s'est arrêté.


Paumes droites, paumes gauches, dos de la main, paumes des mains. Paumes droites, paumes gauches, dos de la main, paumes des mains. Paumes droites, paumes gauches, dos de la main, paumes des mains. Paumes droites, paumes gauches, dos de la main, paumes des mains. Paumes droites, paumes gauches, paumes des mains, dos de la main. Et mince.

On pouvait jouer à ce jeu sans cesse. Ce jeu de gosses de la cour de récré, où le perdant est celui qui rate. Le perdant de quoi, on ne savait pas vraiment. Mais bon ça nous suffisait. On a commencé à garder le compte des victoires de chacun. Et personne ne comprenait, pourquoi on continuait à jouer à ce jeu. Même au lycée. C'était devenu notre moment. On parlait. On faisait des plans. 
Qu'est-ce qu'on fait au diner ? Tu as écouté la zik que je t'ai envoyée ? J'ai pensé à une choré. Tu es encore fâchée avec ta soeur ? J'ai un DM. Toi aussi ? On fait la course ? 
De toute façon, on ne se mariera jamais.



Au bout d'un moment, m'appeler Valérie, Sandrine, Monique ne m'amusait plus - et puis mes parents nous avaient bien corrigés. Alors j'ai commencé à trier mes contacts msn et à regrouper sur ma vraie adresse ceux que je connaissais vraiment. Lui, je l'ai gardé. Je ne sais pas trop pourquoi. Le fait qu'il m'ait bloquée avait vexé mon égo. Alors je tenais à le rajouter pour de vrai et quelque part, avoir l'opportunité de me rattraper. Parce que quand même, j'étais censée être irresistible. J'ai tout pour moi. Alors comme les autres, il va kiffer, me demander des photos, j'en enverrai que j'ai trouvées sur internet, qui ressemblent le plus à la description que je lui aurai faite. Et puis là je pourrai le supprimer. 
Mais mon père a recommencé. Et comme je n'assumais pas d'en parler à Wendy et aux autres, que je ne voulais pas voir AÏssatou car c'était l'heure de la prière. Je lui ai dit à lui. On s'est retrouvé dans le McDo de Cadet. Au début je n'avais rien à lui dire. Car je ne comprenais pas pourquoi il m'invitait. Et puis, il sentait fort. Trop fort. Avec le recul, je me dis qu'il fallait vraiment être couillon ou gamin, pour penser qu'il fallait mettre autant de parfum. Pendant tout le "rencard", je n'ai pensé qu'à ça. Pourquoi en a-t-il mis autant ? Mais enfin, si c'est ça un vrai garçon ... 
On n'allait jamais au McDo chez moi, alors c'était un peu le rêve pour moi. J'avais pris un milkshake à la vanille à un euro. Je voulais pas non plus qu'il me prenne pour une profiteuse. Lui avait pris un menu et un milkshake, pour faire comme moi, mais à la fraise. C'est vraiment dégueulasse la fausse fraise. Je ne comprends pas comment tu peux aimer ça. 
Il m'a fait écouter de la musique sur son mp3. A l'époque, celui qu'il avait était le summum du lecteur mp3. Un peu moins de 500Mo de stockage. 
On aimait la même musique, celle qui nous faisait danser, et rêver de scène, de célébrité. Quelque part, nous n'avions jamais voulu nous l'avouer, mais c'est notre soif de reconnaissance qui a été notre vrai trait d'union. Je pense qu'il en avait aussi honte que moi. Nous avions ça en commun dans notre éducation. Tout le monde s'accordait à dire que nous étions une fierté, mais nous n'avions pas le droit de le penser. Alors secrètement, nous nous complaisions dans cet hubris, convaincus que nous avions déjà tout, et nous deux en plus.

- Tu veux faire quoi dans la vie toi ?
- Mon rêve, c'est de changer le monde !
- C'est le mien aussi.
- Non c'est le nôtre. Mais si je devais choisir un métier je serais neurologue.

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